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Essais sur la vérité  
12 juillet 2013

IV. Vérités de la foi en Dieu à l’aune de la diversité et de la complexité

Texte intégral

 Bernard Baudelet

Ce titre n’est pas un piège afin de vous contraindre à relativiser votre engagement dans les pas de Jésus-Christ. Cependant, vous le savez, bien d’autres religions existent et il serait présomptueux que l’une d’entre elles puisse prétendre à avoir la vocation à devenir la seule voie de salut pour les Hommes. Le temps des croisades est révolu quoique certaines déclarations d’intégristes de tous bords puissent faire croire que ce temps est encore d’actualité. De plus, Dieu dans sa complexité demeurera un mystère et il serait grave que l’Homme le façonne à son image, comme l’a déclaré avec causticité Voltaire. Un autre piège est le syncrétisme qui amènerait à affirmer qu’elles se valent toutes, au point de permettre de faire la macédoine de sa foi en prenant des morceaux de chacune d’entre elles (syncrétisme). Cette cuisine est possible si l’on demeure dans les éléments basiques car à ce niveau, elles visent toutes à donner un sens très proche aux chemins de vie des humains. Alors, comment vous frayez-vous votre voie en authenticité, sans sombrer dans l’intégrisme, le rejet des autres ? Votre défi est celui de chacun de nous quand il prend conscience de la richesse des diversités de l’humanité, non limitées aux spiritualités, alors que la tentation est d’assimiler les autres, c’est tellement plus confortable !

 Mathias Schiltz

La diversité et la complexité du monde actuel sont certainement parmi les plus grands défis que peut rencontrer une religion qui se veut universelle et qui est de nos jours présente sur tous les continents du globe terrestre et dans toutes les cultures, fût-ce de façon fortement minoritaire comme c’est le cas en Asie par exemple. Deux problèmes majeurs se dégagent de cette situation. 1) Comment le christianisme peut-il, dans un monde globalisé, cohabiter pacifiquement avec ces diversités, les rencontrer, entrer en dialogue avec elles et, dans la mesure du possible, trouver un terrain d’entente pour se mettre ensemble au service de l’humanité ? 2) Comment l’ambition, propre à l’Église catholique, d’offrir l’unique voie de salut peut-elle s’articuler dans cette situation ? C’est, en un mot, la question du dialogue interreligieux.

Le dialogue interreligieux – les précurseurs

De façon bien simpliste, on date souvent les premiers pas de l’Église catholique sur le chemin du dialogue interreligieux à l’époque de Vatican II. En réalité, les premières ébauches d’un tel dialogue remontent au temps des origines dont le Concile a précisément redécouvert et remis en valeur les trésors enfouis. Car Vatican II était avant tout un ressourcement, un retour aux sources premières.

Parmi les témoins des époques reculées, de l’Église encore indivise, qui nous intéressent ici, il faut citer saint Justin, saint Irénée de Lyon et surtout Clément d’Alexandrie. Né probablement à Athènes au milieu du 2e siècle de notre ère, nourri de la philosophie de Platon, Clément voit dans les religions non chrétiennes une « pédagogie divine » qui prépare à la révélation chrétienne. On lui doit notamment l’expression semences du Verbe (semina Verbi, logoi spermatikoi), reprise par Vatican II (Ad Gentes, 11) pour désigner les vérités et valeurs qui se trouvent dans ces religions.

Parmi les précurseurs, il faut encore, plus près de nous, faire mention du Cardinal Nicolas de Cuse. Médiateur en différentes circonstances – sa méthode était celle de la coïncidence des opposés – il le fut aussi en matière religieuse. Son De pace fidei vise en premier lieu les croyants désunis par le schisme oriental de 1054. Mais, au-delà, Cusanus désirait qu’on parvînt à un état de concorde qui assurerait la paix religieuse dans le monde entier. Dans une vision fictive – nous sommes en 1453 : Constantinople vient d’être prise par les Turcs – il imagine l’éventualité d’un Congrès des Religions tenu à Jérusalem, où l’on inviterait les sages de toutes les nations ; après une large discussion, ceux-ci s’accorderaient à « sceller la paix dans la foi et la loi de l’amour ». Son traité De pace fidei sera suivi en 1460/61 par une autre publication appelée Cribratio Alcorani, un débat critique mais pacifique avec l’Islam.

Vatican II – la Déclaration Nostra Aetate

En plein milieu du Concile, le 6 août 1964, un an avant la Déclaration conciliaire Nostra Aetate sur l’Église et les Religions non chrétiennes, le Pape Paul VI publie sous le titre Ecclesiam suam sa première encyclique qui a pour thème l’Église en dialogue. C’est tout un programme : L’Église doit se faire conversation, dialogue, accueil et rencontre.

Après avoir passé en revue les différentes expressions religieuses – des religions monothéistes aux religions afro-asiatiques – le Pape poursuit : Nous ne pouvons évidemment partager ces différentes expressions religieuses, ni ne pouvons-nous demeurer indifférent, comme si elles s’équivalaient toutes, chacune à sa manière, et comme si elles dispensaient leurs fidèles de chercher si Dieu lui-même n’a pas révélé la forme exempte d’erreur, parfaite et définitive, sous laquelle il veut être connu, aimé et servi (n° 111). Mais nous ne voulons pas refuser de reconnaître avec respect les valeurs spirituelles et morales des différentes confessions religieuses non chrétiennes ; nous voulons avec elles promouvoir et défendre les idéaux que nous pouvons avoir en commun dans le domaine de la liberté religieuse, de la fraternité humaine, de la saine culture, de la bienfaisance sociale et de l’ordre civil. Au sujet de ces idéaux communs, un dialogue de notre part est possible et nous ne manquerons pas de l’offrir là où, dans un respect réciproque et loyal, il sera accepté avec bienveillance » (n° 112).

Préparée de la sorte, la Déclaration conciliaire promulguée le 28 octobre 1965 marque indubitablement une percée et une avancée sans pareil dans l’histoire et la pensée de l’Église. La grande nouveauté de ce texte, c’est la constatation, bien plus l’affirmation qu’il existe une relation de l’Église non seulement par rapport à des non chrétiens pris individuellement mais à l’égard des religions non chrétiennes comme telles. Ces différentes religions sont d’abord perçues comme des réalités historiques et sociales dont les rapports, dans un monde de plus en plus étroitement uni, revêtent une importance accrue en raison même du bien commun de l’humanité. Aussi n’est-ce pas dans une perspective apologétique ou missionnaire que le Concile approche les grandes religions mondiales. Le point de départ est, au contraire, le devoir de l’Église de promouvoir l’unité et la charité entre les hommes, et même entre les peuples, et d’examiner d’abord ce que les hommes ont en commun et ce qui les pousse à vivre ensemble leur destinée (art. 1). Or, on trouve dans les différents peuples une certaine sensibilité à cette force cachée qui est présente au cours des choses et aux événements de la vie humaine, parfois même une reconnaissance de la Divinité suprême, ou encore du Père. Cette sensibilité et cette connaissance pénètrent leur vie d’un profond sens religieux (art. 2). La Déclaration en conclut que l’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose, cependant apportent souvent un rayon de la Vérité qui illumine tous les hommes (art. 2). Remarquons que nous retrouvons dans ce texte l’idée déjà avancée par Clément d’Alexandrie.

L’affirmation du caractère absolu et universel du Salut en Jésus-Christ

Mais, après avoir parlé de « ce qui est vrai et saint dans les autres religions », la Déclaration conciliaire assure sans ambages : Toutefois, [l’Église] annonce, et elle est tenue d’annoncer sans cesse, le Christ qui est « la voie, la vérité et la vie » (Jn 14,6), dans lequel les hommes doivent trouver la plénitude de la vie religieuse et dans lequel Dieu s’est réconcilié toutes choses (art. 2). Nonobstant, le Pape Jean-Paul II affirme avec insistance la présence active de l’Esprit de Dieu dans la vie religieuse des non chrétiens et dans leurs traditions religieuses. Des textes de ce Pape émerge graduellement la même doctrine : L’Esprit saint est présent et actif dans le monde, dans les membres d’autres religions et dans les traditions religieuses elles-mêmes. La prière authentique (même adressée à un Dieu inconnu), les valeurs et vertus humaines, les trésors de sagesse cachés dans les traditions religieuses, le dialogue vrai et la rencontre authentique entre leurs membres, sont autant de fruits de la présence active de l’Esprit [1]. C’est cette conviction qui a présidé à l’initiative de la Journée mondiale de prière pour la paix qui eut lieu à Assise le 27 octobre 1986 [2]. En rendant compte de cette rencontre à la Curie Romaine le 22 décembre de la même année, Jean-Paul II observe qu’à Assise avait eu lieu une manifestation admirable de cette unité qui nous lie au-delà des différences et des divisions de toutes sortes. Et il en donne la raison comme suit : Toute prière authentique … est suscitée par l’Esprit Saint qui est mystérieusement présent dans le cœur de tout homme. En réalité, Jean-Paul II ne fait ici que reprendre, en les appliquant aux religions, les développements de son encyclique Dominum et vivificantem (18 mai 1986) consacrée à l’action de l’Esprit, universelle depuis le commencement dans le monde entier et aujourd’hui, après l’avènement du Christ, à l’extérieur du corps visible de l’Église. Plus tard, dans Redemptoris Missio (1990), le Pape affirmera une fois de plus que la présence et l’activité de l’Esprit ne concernent pas seulement les individus, mais la société et l’histoire, les peuples, les cultures, les religions (n° 28). Par ailleurs, tout en soulignant la médiation unique et universelle du Christ, Jean-Paul II admet que le concours de médiations de types et d’ordres divers n’est pas exclu, mais celles-ci tirent leur sens et leur valeur uniquement de celle du Christ, et elles ne peuvent être considérées comme parallèles ou complémentaires (n° 5).

De la théorie de l’accomplissement à la théorie de l’inclusion

Quel est, après tout, le statut théologique de ces médiations de types et d’ordres divers ? Voilà la question capitale. Sont-elles du seul ordre de la pédagogie, c’est-à-dire de préparation lointaine de ce qui se trouve en plénitude dans le christianisme. C’est la perspective de ce que les spécialistes appellent la théorie de l’accomplissement, théorie qui ne voit les autres religions que sous l’angle de leur aboutissement dans la plénitude de la Révélation chrétienne. Ou peut-on avancer plus loin dans le sens d’une théorie de l’accomplissement ? C’est ce que certains théologiens, dont Claude Geffré [3] essaient de faire. C’est en me référant à lui que je voudrais esquisser cette piste :

  1. Il faut dépasser la théologie de l’accomplissement en reconnaissant une valeur propre aux autres religions et en prenant au sérieux leur altérité dans leur différence irréductible.
  2. Il s’agit de prendre acte du pluralisme religieux de fait qui, à vue humaine, n’est pas près de disparaître. Ce pluralisme apparemment insurmontable ne peut être seulement la conséquence de l’aveuglement coupable des hommes tout au long des siècles, encore moins le signe de l’échec de la mission de l’Église depuis vingt siècles. Mais il renvoie simplement au mystère d’une pluralité de voies vers Dieu qui fait partie du mystère caché en Dieu tout au long des siècles [4].
  3. Il y a lieu, également, de se demander si les semences du Verbe n’ont pas, dans d’autres religions, fait épanouir des fleurs et germer des fruits capables d’embellir et d’enrichir le christianisme lui-même qui ne les a pas développés au même degré. Que l’on pense à la non-violence ou à la vertu d’hospitalité en si haute estime dans les religions à immanence, nées en Asie ; aux éléments de la via negationis, la théologie négative d’un Maître Eckhart, présents dans le Bouddhisme ; au sens profond de la transcendance dans l’Islam [5].
    Le P. Geffré se demande même si une meilleure connaissance et prise en considération des grandes traditions religieuses n’impliquerait pas une nouvelle réinterprétation des grandes vérités de la foi en fonction des rayons de vérités de la foi dont témoignent les autres traditions religieuses. Une théologie interreligieuse ainsi conçue pourrait aboutir à une théologie chrétienne qui se laisserait transformer par ce qu’elle apprend du mystère de Dieu grâce au dialogue avec les autres religions [6].
    Une telle orientation n’ouvrirait pas seulement un très vaste champ à l’inculturation du christianisme, elle aurait une incidence capitale sur le statut du dialogue entre la religion chrétienne et les autres religions, la première pouvant dès lors également recevoir des autres. Par le fait même l’exigence de réciprocité inhérente à tout dialogue serait honorée.
  4. Toujours est-il qu’une telle ouverture ne supprime ni l’urgence ni la pérennité du devoir d’annoncer l’Évangile Ad Gentes, ce qu’on appelle communément la Mission, mais elle en modifie assurément le style.
  5. Elle ne doit pas non plus, et moins encore, mettre en question l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ. Certains théologiens, dont Claude Geffré, pensent cependant que, ce statut et la médiation unique du Christ étant saufs (Jésus est mort « non pas pour la nation seulement, mais encore afin de rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés » – Jn 11,52) – c’est pour notre théologien le Rubicon à ne pas franchir – la théologie des religions sera de plus en plus invitée à ne pas confondre l’universalité de la religion chrétienne [dans sa concrétion historique] avec l’universalité du mystère du Christ. L’enjeu est donc le passage de l’ecclésiocentrisme, dont l’axiome Hors de l’Église, pas de salut représente un exemple extrême, au christocentrisme. Ce passage permet d’inclure des éléments des autres religions dans l’unique dessein de salut réalisé en Jésus-Christ. D’où le terme inclusivisme en opposition à l’exclusivisme [7] de la position ecclésiocentrique. Dans cet ordre d’idées, on parle encore d’un équilibre plus délicat entre un christocentrisme constitutif pour le salut de tout être humain et un pluralisme inclusif, c’est-à-dire la reconnaissance des valeurs salutaires dont les autres religions peuvent être porteuses [8]. En d’autres termes : c’est le paradoxe même de l’incarnation, c’est-à-dire la présence de l’Absolu de Dieu dans la particularité historique de Jésus de Nazareth [K. Rahner parlerait de l’Universel concret et du Concret universel] qui nous conduit à ne pas absolutiser le christianisme comme une voie de salut exclusive de toutes les autres. Il ne faut donc pas conférer au christianisme une universalité qui n’appartient qu’au Christ  [9] – au Christ, premier-né de toute la création (Col 1,15), exalté au plus haut des cieux tel que l’entend Teilhard de Chardin en parlant du Christ cosmique. C’est son Esprit qui remplit l’Univers (Sg 1,7) et souffle où il veut (Jn 3,7). Il inaugure le milieu divin (Teilhard de Chardin) qui embrasse toute la réalité. Il est le point Oméga vers lequel aspire et converge toute la création à travers gémissements et douleurs d’enfantement pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu (cf. Rm 8,19-22).

Je suis convaincu que de telles perspectives pourront ouvrir de nouvelles voies au dialogue entre les religions et, partant, entre les cultures et engager une collaboration fructueuse entre elles pour le plus grand bien de l’humanité.

 Bernard Baudelet

Merci, mon cher Mathias, d’avoir développé de telles perspectives, bien dans l’Esprit d’Assise. Je me réjouis de cet élan généreux vers un dialogue interreligieux dans le respect des richesses apportées par les autres religions, chrétiennes ou non. A l’encontre, des déclarations des Papes qui me paraissent étriquées, voire hégémoniques vis-à-vis des autres traditions spirituelles, j’apprécie particulièrement les ouvertures présentées par le P. Claude Geffré car elles témoignent de la richesse des diversités des autres traditions spirituelles, sans hiérarchie désobligeante. En effet, chaque Homme s’efforce de donner un sens à sa vie dans le mystère de sa mort, notre seule certitude et beaucoup trouvent des voies d’espérance dans leur religion.

Permettez-moi de dire à cette étape de nos échanges, homme de foi en l’humain sans croire que Dieu est, je pense que mon chemin a aussi ses richesses à offrir. Ainsi, je vais régulièrement entrer en silence plusieurs jours dans des monastères chrétiens, non pas pour prier, mais pour partager avec des moines et des moniales des temps forts où chacun tente de relâcher au moins un peu son cinéma intérieur égocentrique pour entendre l’autre, tellement étrange mais également tellement émerveillant. Ainsi, j’ai apprécié que maintenant aux réunions à Assise, des personnalités qui partagent ma foi, soient également invitées.

Cependant, je demeure perplexe sur la possibilité d’un dialogue de découverte mutuelle et d’enrichissement en profondeur entre des spiritualités - pour ne pas entrer dans des conflits sémantiques si j’avais écrit des religions - occidentales dualistes et d’autres extrême-orientales comme le Taoïsme, bipolaire et pas du tout dualiste. En effet, le dualisme permet de distinguer Dieu créateur du monde de sa création, alors que dans une culture bipolaire, symbolisé par le yin – yang, une entité supérieure devrait réunir l’incréé et ses créatures. Conception inacceptable pour le monde judéo-chrétien et islamique. Alors, tout inculturation me parait inconcevable entre des voies spirituelles influencées par des modes de penser (et également d’agir), de cultures incompatibles. Ce fut le drame, des premiers jésuites qui ont débarqué en Chine au XVIe siècle. C’est encore vrai aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?

 Mathias Schiltz

Permettez-moi, dans l’amitié comme toujours, de ne pas être d’accord avec vous. Certes, l’inculturation tentée par Matteo Ricci et ses compagnons n’a pas abouti, c’est un fait. Mais quelle a été la cause de cet échec ? Une incompatibilité intrinsèque, la mort précoce de Ricci ou une attitude trop timorée des autorités ecclésiales qui ont mis fin à la tentative par voie d’autorité (querelle des rites) ? Et peut-on conclure de l’échec d’une tentative déterminée à l’impossibilité générale.

Je crois, quant à moi, à un universel humain qui doit permettre – au-delà de toutes les différences – une entente universelle, dans le sens de la coïncidence des opposés prônée par Nicolas de Cues (voir plus haut). J’appartiens de surcroît à une communauté de croyants dont le message est destiné depuis les origines, de par son fondateur, au « monde entier » (Mc 16,15) et à « toutes les nations » (Mt 28,19). Puis-je dès lors me résigner à une inculturation impossible ?

Sans doute, la plupart des « missionnaires » ne l’ont pas entendu de cette oreille. Ils ont exporté le christianisme vers l’Amérique Latine, l’Asie et l’Afrique dans un moule européen et l’ont implanté tel quel. Mais il y a, d’autre part, également des exemples d’inculturation réussie du christianisme, la plus célèbre étant l’inculturation d’un message de salut issu du monde sémite dans le monde grec. Ce haut fait est avant tout le mérite de l’apôtre Paul (Saul de Tarse) qui, tout juif qu’il était, avait grandi dans un environnement cosmopolite grec. Le travail de l’inculturation grecque s’est poursuivi avec les premiers écrivains chrétiens et les réflexions théologiques des premiers siècles puisant abondamment, jusqu’aux conciles des IVe et Ve siècles, dans la philosophie et la terminologie grecques (voir l’essai III. Mondes de la complexité).

Paradoxalement, l’inculturation dans le monde de pensée grec a, semble-t-il, également été le plus grand obstacle à des inculturations ultérieures. Nombreux sont en effet les théologiens – jusqu’à Joseph Ratzinger – qui tiennent que l’hellénisation du message chrétien est (quasi-)constitutif ou irréversible. On ne pourrait donc jamais en faire abstraction ou revenir en-deçà.
On connaît toutefois une interprétation très précoce du mystère chrétien qui ne fait pas appel, comme l’ont fait les grands débats théologiques autour des premiers conciles, à des concepts grecs. Elle appartient à la tradition du christianisme syriaque qui n’a pas été en contact avec la pensée hellénique. Pour exprimer la divinité du Christ, elle se sert simplement d’une image ou d’une comparaison : Il est le Fils du Roi ; donc il a même rang que le Roi.

De nos jours on connaît maints efforts pour exprimer le message chrétien en des termes accessibles aux mentalités asiatiques. J’ai déjà fait mention de Raimundo Panikar (voir l’essai III. Mondes de la complexité). Plus récemment un Jésuite indien, Sebastian Painadath, a publié une série de méditations sur le mystère de Dieu dans la foi chrétienne en mettant à profit sa fréquentation et sa connaissance intime de l’univers mental indien [10]. Elles sont comme une modeste mise en œuvre de la nouvelle réinterprétation des grandes vérités de la foi en fonction des rayons de vérités de la foi dont témoignent les autres traditions religieuses que Claude Geffré appelait de ses vœux. Dans une première méditation, il essaie de dépasser la traduction du terme grec logos par parole : Si le Logos divin est réduit à la « Parole », nous restons prisonniers de la mentalité et de la pensée gréco-romaine et la transmission du message chrétien revêt des formes trop exclusivement doctrinales. Mais si le logos est compris comme expression de soi de l’esprit dans toute sa profondeur et largeur, la danse et l’art, les mythes et les contes, les gestes et les paraboles ont leur place dans la réflexion et la transmission de la foi. – S’agissant de Dieu, le Logos est son expression totale (intégrale) de soi. Il est la dynamique de l’être dans le Divin, le jaillissement de la force créatrice de Dieu, la manifestation du mystère divin. Toute la création a son origine dans ce jaillissement et est animée par lui. « Tout fut par lui (le Logos) et rien de ce qui fut, ne fut sans lui. En lui était la vie et la vie était la lumière des hommes » (Jn 1,3-4).

S’agissant plus précisément du dialogue islamo-chrétien, je voudrais signaler la très belle pièce d’Adrien Candiard Pierre et Mohamed, créée pour le Festival d’Avignon de 2011 [11] et présentée dans l’église protestante de la Ville de Luxembourg le 17 novembre 2012. Il s’agit d’un dialogue virtuel entre Pierre Claverie, évêque d’Oran à l’époque de l’assassinat des moines de Tibhirine, et son chauffeur musulman, Mohamed Bouchikhi. Les textes sont tirés de sermons de l’évêque et du journal tenu par son assistant, tous les deux victimes d’un attentat perpétré sur eux le 1er août 1996, trois mois après le massacre de Tibhirine.

En attendant de revenir à ces divers témoignages dans le cadre de l’essai VIII. Richesse des diversités et problèmes du relativisme, j’aimerais conclure par ce message placé en exergue de l’annonce de la présentation de la pièce d’Adrien Candiard à Luxembourg :

  • Découvrir l’autre, vivre avec l’autre, entendre l’autre, se laisser aussi façonner par l’autre, cela ne veut pas dire perdre son identité, rejeter ses valeurs, cela veut dire concevoir une humanité plurielle, non exclusive.

 Bernard Baudelet

Je connaissais cette citation car vous m’avez offert récemment le texte de cette pièce. J’ai apprécié les élans fraternels entre deux hommes de culture différente, que l’histoire dramatique du conflit entre l’Algérie et la France aurait pu à jamais rendre impossibles. Cette citation exprime avec excellence ce dont je suis convaincu. En effet, lorsque des personnes de « bonne foi » s’expriment dans une écoute mutuelle respectueuse, sans prétendre « convertir » l’autre à « sa vérité », la richesse des diversités dans tous les domaines complexes auxquels sont confrontés les humains, permettent d’ouvrir nos esprits souvent enlisés dans des communautarismes qui excluent. La mondialisation ne peut pas être qu’économique et politique, elle impose « un vivre harmonieusement ensemble » sans perdre son identité, rejeter ses valeurs, en vous citant.

Je me réjouis de l’intérêt de notre rencontre amicale qui permet ces essais car ils pourront, je l’espère et je suis convaincu que vous l’espérez également, inciter nos lectrices et de nos lecteurs, à dire à l’autre, souvent si étrange, je t’entends et je suis émerveillé de la chance qui m’est offerte de partager fraternellement un bout de chemin, long ou court, avec toi.

J’attends avec une grande espérance les essais VIII et IX Richesse des diversités et problèmes du relativisme et Nouvelle Tour de Babel qui devraient être le point d’orgue de ce long travail partagé depuis plusieurs mois. Après un pessimisme exprimé dans une question précédente dans cet essai, je crois maintenant que nous pourrons convaincre des personnes de cultures éloignées avec des valeurs souvent très proches, voire identiques en grattant un peu, mais des religions, des spiritualités, des rituels, des engagements sociétaux et des modes de penser et d’agir différents, de pouvoir progresser ensemble sans se renier évidemment. C’est le défi de chacun de nous dans nos chemins de vie.


[1Jacques Dupuis, La rencontre du christianisme et des religions. De l’affrontement au dialogue. Paris 2002, p. 114.

[2Benoît XVI, tout d’abord réticent par rapport à cette initiative lorsqu’il était Préfet de la Congrégation de la Doctrine de la foi, l’a finalement renouvelée pour le 25e anniversaire en 2011, tout en évitant, d’une part, toute apparence de prière commune, et en élargissant, d’autre part, le cercle des participants aux non-croyants.

[3Claude Geffré, De Babel à la Pentecôte. Essai de théologie interreligieuse. Paris 2006.

[4Claude Geffré, o.c., p. 48. – Voir à ce sujet Gaudium et Spes, n° 22 : Nous devons tenir que l’Esprit-Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associés au mystère pascal.

[5Dans une interview publiée dans l’Osservatore Romano du 1er août 2010, le Cardinal Jean-Louis Tauran, Président du Conseil Pontifical pour le Dialogue interreligieux, souligne que les Chrétiens peuvent apprendre beaucoup des autres religions. De l’Islam nous pouvons apprendre comment on prie, comment on jeûne, comment on répond à la détresse d’autrui. Les Hindous peuvent être des maîtres en matière de méditation et de contemplation. Le Bouddhisme peut nous initier au détachement des valeurs matérielles et approfondir notre respect de la vie. De Confucius nous pouvons apprendre la piété et le respect des aînés, du Taoïsme la simplicité et la modestie.

[6Le compte rendu d’une récente session organisée par le Service de l’épiscopat de France pour les relations avec l’Islam aux Sables-d’Olonne conclut : Tous les participants soulignent combien cette rencontre leur a permis de redécouvrir leur propre foi (LA CROIX, 16/7/2007). – C’est l’expérience d’approfondissement de ma propre foi dont je bénéficie aussi personnellement grâce à mes échanges avec Bernard Baudelet.

[7Outre l’exclusivisme et l’inclusivisme il faut signaliser dans ce contexte l’approche pluraliste qui se réfère à l’argument de transcendance de la Théologie négative.

[8Claude Geffré, o.c. p. 10.

[9O.c. p. 11.

[10Sebastian Painadath, Gott mit uns etc., in : Christ in der Gegenwart, 7-13/2013.

[11Production : Compagnie Aircac, Province Dominicaine de France, Foi et Culture – Avignon. – Voir aussi : Pierre Claverie, Lettres et messages d’Algérie. Éditions Karthala, Paris, 1996.

 
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